Bois D'ébène - Jacques Roumain - 1944
Si l’été est pluvieux et morne si le ciel voile l’étang d’une paupière de nuage si la palme se dénoue en haillons si les arbres sont d’orgueil et noirs dans le vent et la brume si le vent rabat vers la savane un lambeau de chant funèbre si l’ombre s’accroupit autour du foyer éteint si une voilure d’ailes sauvages emporte l’île vers les naufrages si le crépuscule noie l’envol déchiré d’un dernier mouchoir et si le cri blesse l’oiseau tu partiras abandonnant ton village sa lagune et ses raisiniers amers la trace de tes pas dans ses sables le reflet d’un songe au fond d’un puits et la vieille tour attachée au tournant du chemin comme un chien fidèle au bout de sa laisse et qui aboie dans le soir un appel fêlé dans les herbages… Nègre colporteur de révolte tu connais les chemins du monde depuis que tu fus vendu en Guinée une lumière chavirée t’appelle une pirogue livide échouée dans la suie d’un ciel de faubourg Cheminées d’usines palmistes décapités d’un feuillage de fumée délivrent une signature véhémente La sirène ouvre ses vannes du pressoir des fonderies coulent un vin de haine une houle d’épaules l’écume des cris et se répand dans les ruelles et fermente en silence dans les taudis cuves d’émeute Voici pour ta voix un écho de chair et de sang noir messager d’espoir car tu connais tous les chants du monde depuis ceux des chantiers immémoriaux du Nil Tu te souviens de chaque mot le poids des pierres d’Egypte et l’élan de ta misère a dressé les colonnes des temples comme un sanglot de sève la tige des roseaux Cortège titubant ivre de mirages sur la piste des caravanes d’esclaves élèvent maigres branchages d’ombres enchaînés de soleil des bras implorants vers nos dieux Mandingue Arada Bambara Ibo gémissant un chant qu’étranglaient les carcans (et quand nous arrivâmes à la côte Mandingue Bambara Ibo quand nous arrivâmes à la côte Bambara Ibo il ne restait de nous Bambara Ibo qu’une poignée de grains épars dans la main du semeur de la mort) Ce même chant repris aujourd’hui au Congo Mais quand donc ô mon peuple les hivers en flamme dispersant un orage d’oiseaux de cendre reconnaîtrai-je la révolte de tes mains ? Et que j’écoutai aux Antilles car ce chant de négresses qui t’enseigna négresse ce chant d’immense peine négresse des Îles négresse des plantations cette plainte désolée Comme dans la conque le souffle oppressé des mers Mais je sais aussi un silence un silence de vingt-cinq mille cadavres nègres de vingt-cinq mille traverses de Bois- d’Ebène Sur les rails du Congo – Océan mais je sais des suaires de silence aux branches des cyprès des pétales de noirs caillots aux ronces de ce bois où fut lynché mon frère de Géorgie et berger d’Abyssinie Quelle épouvante te fit berger d’Abyssinie et masque de silence minéral quelle rosée infâme de tes brebis un troupeau de marbre dans les pâturages de la mort Non il n’est pas de cangue ni de lierre pour l’étouffer de geôle de tombeau pour l’enfermer d’éloquence pour le travestir des verroteries du mensonge le silence plus déchirant qu’un simoun de sagaies plus rugissant qu’un cyclone de fauves et qui hurle s’élève appelle vengeance et châtiment un raz de marée de pus et de lave sur la félonie du monde et le tympan du ciel crevé sous le poing de la justice Afrique j’ai gardé ta mémoire Afrique tu es en moi Comme l’écharde dans la blessure comme un fétiche tutélaire au centre du village fais de moi la pierre de ta fronde de ma bouche les lèvres de ta plaie de mes genoux les colonnes brisées de ton abaissement… Pourtant je ne veux être que de votre race ouvriers paysans de tous les pays ce qui nous sépare les climats l’étendue l’espace les mers un peu de mousse de voiliers dans un baquet d’indigo une lessive de nuages séchant sur l’horizon ici des chaumes un impur marigot là des steppes tondues aux ciseaux du gel des alpages la rêverie d’une prairie bercée de peupliers le collier d’une rivière à la gorge d’une colline le pouls des fabriques martelant la fièvre des étés d’autres plages d’autres jungles l’assemblée des montagnes habitée de la haute pensée des éperviers d’autres villages Est-ce tout cela climat étendue espace qui crée le clan la tribu la nation la peau la race et les dieux notre dissemblance inexorable ? Et la mine et l’usine les moissons arrachées à notre faim notre commune indignité notre servage sous tous les cieux invariable ? Mineur des Asturies mineur nègre de Johannesburg métallo de Krupp dur paysan de Castille vigneron de Sicile paria des Indes (je franchis ton seuil – réprouvé je prends ta main dans ma main – intouchable) garde rouge de la Chine soviétique ouvrier allemand de la prison de Moabit indio des Amériques Nous rebâtirons Copen Palenque et les Tiahuanacos socialistes Ouvrier blanc de Détroit péon noir d’Alabama peuple innombrable des galères capitalistes le destin nous dresse épaule contre épaule et reniant l’antique maléfice des tabous du sang nous foulons les décombres de nos solitudes Si le torrent est frontière nous arracherons au ravin sa chevelure intarissable si la sierra est frontière nous briserons la mâchoire des volcans affirmant les cordillères et la plaine sera l’esplanade d’aurore où rassembler nos forces écartelées par la ruse de nos maîtres Comme la contradiction des traits se résout en l’harmonie du visage nous proclamons l’unité de la souffrance et de la révolte de tous les peuples sur toute la surface de la terre et nous brassons le mortier des temps fraternels dans la poussière des idoles.